mardi, janvier 26, 2010

Le colonel m'a confié un secret







Dimanche matin, il est huit heures et je suis sur la terrasse. Le ciel est voilé, le vent léger venu de la mer n'est pas assez fort pour déranger les nuages. Elvire et les enfants dorment encore, j'en profite pour prendre mon petit-déjeûner seul et tranquille et jouir du calme du matin. L'étang étale son clapotis gris, deux bateaux se traînent dessus. Sur la jetée, un vieux couple main dans la main marche doucement. J'ai acheté quatre croissants, un pour chacun de nous. Tout est calme, on se croirait dimanche dernier.

Je regarde sans illusions le crépi du mur ouest qui se décolle, les solives du toit qu'il faudrait changer et le jardin dont je devrais m'occuper un peu plus. Je me dis "je le ferai la semaine prochaine", avec autant de fermeté que je me le suis dit il y a exactement une semaine, dimanche dernier à cette même place et au même moment. J'entame un deuxième croissant, pas grave Elvire ne les aime pas trop. Dimanche dernier d'ailleurs elle n'avait pas protesté, alors… Je répands quelques miettes sur le sol et la tourterelle ne tarde pas à venir les picorer, toute rousse, toute relle.
Sur l'eau, fanions au vent, le Chassagne sort du port; ce bateau n'a jamais quitté l'étang et son équipage ignore que la mer est toute proche comme il ignore qu'on peut mettre de l'eau dans le pastis.
Sur la jetée, le couple marche toujours main dans la main. C'est curieux on dirait qu'ils n'ont pas avancé. Je me lève et je vais dans la cuisine réchauffer de l'eau sans remettre plus de thé dans la théière, ce sera une "repasse". Je regarde l'heure, j'ai du temps il est juste huit heures.
En revenant sur la terrasse, théière en main, je remarque au sol le carreau qui se décolle et je me dis que … il faudra … la semaine prochaine … La tourterelle pas farouche picore encore ses miettes et le Chassagne sort du port, fanions au vent.
Chance !! ce matin les enfants dorment tard, quel calme. D'habitude ils déboulent, toujours à deux, déjà excités. Ils sont toujours déjà excités, à tel point que leurs absences ne sont que des répits forcément provisoires.

Je regarde l'heure. Huit heures. Tiens ? seulement huit heures ! J'aurais cru plus mais tant mieux, j'aurai droit à encore une demie-heure de calme avant la tempête des enfants, à condition qu'aucun bruit ne les réveille (même sans aucun bruit, hélas, ils se réveillent). J'avais dû préparer le thé trop fort la première fois parce que la repasse a exactement le goût d'un thé nouveau, c'est délicieux. Je finis mon croissant, ramasse les quelques miettes pour la tourterelle mais il y a encore beaucoup de miettes autour d'elle. Elle picore avec énergie, pourtant.
Je lève les yeux vers l'étang, le Chassagne sort du port. Sur la jetée le couple, main dans la main, marche lentement. Ils ont dû faire un demi tour me dis-je parce que je n'ai pas l'impression qu'ils ont avancé.
Le vent, les nuages… je me sens bien, j'ai acheté le journal en même temps que les croissants, je le feuillette rapidement. On dirait qu'il ne s'est rien passé cette semaine, en gros ce sont les mêmes titres, politique Sarkozy; sport, foot et tennis; société, crimes et délits; people, sexe. Je repose le journal, me sers une nouvelle tasse. Je prendrai bien encore un croissant mais les enfants vont râler.
Ah non! Il reste trois croissants; tiens, je croyais en avoir déjà mangé deux ? sans doute que non, encore une fois c'est tant mieux. Je reprends un croissant, là bas le Chassagne sort du port, ici la tourterelle picore, là le couple marche main dans la main. Je regarde l'heure. Il est huit heures.

Je reprends le journal, le repose aussitôt. Qu'ai-je donc fait cette semaine ? bof, comme d'habitude sans doute, le bureau, les enfants, l'atelier d'écriture, il y avait … je ne me rappelle plus qui y est venu mais c'est sans importance. J'ai oublié.
Je regarde le Chassagne qui sort du port, je ne sais pourquoi, je fais un signe de la main et quelqu'un me répond d'un geste large. Sympas ces gars là après tout, me dis-je. D'un geste brusque je chasse la tourterelle qui s'envole.
J'ai presque eu peur et maintenant j'ai envie de rire : un instant j'avais cru que le temps s'était arrêté !! Je respire et me promets que je m'occuperai dès aujourd'hui de refaire proprement le crépi et cette décision me satisfait. Comme j'ai toujours un croissant à la main, je le mords avec plaisir et reprends le journal, je m'enfonce au fond de ma chaise et je dis "merde!!" au moment où je comprends pourquoi le journal a un air de déjà vu. Je l'ai déjà vu, justement, il est daté … de la semaine dernière. Sans doute le vendeur s'est il trompé.
Je replie le journal et le repose. Après tout, me dis-je…
En levant les yeux je vois le Chassagne qui sort du port et sur la jetée le couple main dans la main qui marche lentement. A côté de moi la tourterelle picore ses miettes.
Sur la table il y a trois croissants. Je regarde l'heure.

Il est huit heures.

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