jeudi, novembre 20, 2025

J'aime bien Martin

 

 

 


 

Il ne sait plus s'il arrive ou s'il part.

Il se tient en haut de l'escalier mécanique, les jambes légèrement écartées, il a une veste verte de mi-saison, à l'aspect vaguement militaire, sous laquelle il fait un peu froid. Il regarde l'escalier en ressentant son ronron hypnotique malgré le bruit du boulevard et celui des jeunes qui s'interpellent.

Il n'y a qu'un seul escalier mécanique, qui monte ; l'autre escalier, à côté, est manuel, classique et un homme le descend rapidement avec des gestes précis et élégants, évitant les déchets qui jonchent les marches. Il remarque des taches humides sur deux marches en bas de l'escalier et une poubelle défoncée déborde à l'entrée du tunnel qui mène aux rames du métro.

"- Je suis à Castellane" se dit-il.

La foule s'affaire autour de lui, un jeune à vélo fait une roue arrière, sur le trottoir et tombe.

"j'ai faim et j'aimerais un thé". L'envie lui vient comme une révélation bienfaisante. Un thé, noir, c'est ce qu'il lui faut.


Le long de l'avenue les terrasses de cafés lui tendent les bras, les tables de bistrot un peu penchées guingoittent l'une à gauche et l'autre à droite. Des habitués, en petits groupes de deux ou trois amis sont attablés et prennent un petit déjeuner en riant.

Petit-déjeûner : "- Donc on est le matin, alors… Oh !! je dois aller au boulot, il faut prendre le B1… Ppffff !"

Il n'aime pas son travail ni ses collègues. Ils développent un jeu vidéo stupide qui n'a aucune chance d'être un succès. Et lui, parce qu'il a des dettes, se sent prisonnier de l'entreprise.


Il s'installe dans le premier café venu, sur le bord de la terrasse côté boulevard parce qu'il veut observer le curieux ballet des fourgons de police qui se garent le long du trottoir, une dizaine au moins.

Il ressent la fraîcheur du matin d'automne en même temps que la caresse du soleil. On lui apporte une théière d'eau chaude, il aime que le thé soit noir et amer, il le laisse infuser longtemps en enserrant la théière dans ses mains. Il bénit la lumière et le soleil de Marseille, il sait qu'il ne pourra jamais s'en passer.

"- je serai en retard encore une fois, on va me regarder de travers… surtout Mélanie, ah quelle garce celle-là !"


Sur le boulevard, des CRS descendent des fourgons, armés. Ils ne paraissent pas menaçants, parlant entre eux en se tenant devant leurs fourgons. "- Tiens" se dit-il "ce sont des gendarmes… pourtant il n'y a pas de match ce soir, l'OM joue à .. je ne sais plus, à Lille je crois".


Martin est grand, très mince et athlétique. Quarante ans. Il a les cheveux longs en catogan. Il porte depuis trois ans un petit diamant à l'oreille gauche comme les pirates en portaient, il parait qu'ils pouvaient avec lui payer le gardien des enfers pour ne pas y entrer. Il le porte parce que "- On ne sait jamais" disait son grand-père.

Son grand-père, justement, il en a hérité des cheveux très bruns, un grand nez et un visage asymétrique et osseux, un peu voyou que Géraldine, sa compagne, déclare adorer quand elle n'est pas fâchée "- Surtout quand tu dors, on dirait un enfant". Ses cheveux sont très bruns.


Un couple s'installe à une table proche, parlant avec animation de résultats financiers et de perspectives d'investissements.

"- Si le siège le permet, on pourra….."

"- Tu sais bien qu'ils ne feront jamais…"

"- Oui, mais avec Trump on ne peut pas savoir si…"

Ils parlent trop fort, il se dit qu'ils veulent être entendus, que c'est leur quart d'heure de gloire.

La femme se tourne vers Martin

"- Vous savez pourquoi les flics sont là ?"

Tiens, elle ne parle plus comme dans les livres pense Martin.

"- Non, je ne sais pas" et il ne peut s'empêcher d'ajouter "- Eux aussi ils veulent leur quart d'heure de gloire"

La femme se retourne vers son compagnon qui est en train d'étaler de la confiture sur sa tartine beurrée. Les tasses de café fument, il se fait un presque silence sur la terrasse.

Il croque son croissant craquant. Et c'est vrai, l'instant est précieux et magique.

Soleil.

Marseille.

Matin.

Thé noir.

Croissant.


What else ?


On entend un grondement de camions quand deux véhicules blindés arrivent du boulevard Baille sans respecter les feux de signalisation. Leur gabarit en impose assez. Ils n'ont pas de signe distinctif sinon leur couleur terre et sable.

De l'autre côté du Boulevard, au loin, de lourds camions noirs se garent. On voit des hommes en sortir et décharger des barrières métalliques.


"- Ce ne sont pas des blindés de la gendarmerie" l'homme à la table d'à côté a l'air sûr de lui. "- Qu'est ce qu'ils font là?"… et puis "je ne comprends pas leur immatriculation, c'est vraiment… bizarre" et sa voix monte dans les aigus "y'a quelque chose qui colle pas !"


Un attroupement se forme, des curieux, des jeunes. Les voitures passent lentement, une femme dans une clio rouge a ouvert sa vitre, elle crie quelque chose mais on n'entend rien. Elle accélère brusquement et disparaît.


Le thé est devenu froid, Martin appelle le garçon pour lui demander à nouveau de l'eau bien chaude, mais il ne le trouve pas. Ah, si ! Il est dans la petite foule qui regarde, mais soudain il se retourne et commence à courir vers le café. Martin a beau le héler, il n'écoute pas.


Le long du boulevard, les gendarmes se rangent en formation compacte, par groupe de dix ou douze hommes, formant une barrière entre le boulevard et le trottoir. Des voitures passent en klaxonnant, des coups longs qui ne s'arrêtent pas. Cela sonne comme un avertissement.

L'homme qui était assis à la table à côté de Martin s'est levé et dit

"- Je ne sais pas ce qu'il se passe, ne restons pas là. Viens, on s'en va !"

"- Non, je reste, il doit bien y avoir une explication"

"- Fais comme tu veux, moi je me tire !"

"- Eh bien va t'en… t'as peur ?"

"- Non, non… Mais faut qu'on y aille quoi"

Il s'en va, la femme reste. Elle se tourne vers Martin "- Vous avez une idée de ce qui se passe, vous ?"

Elle est jolie se dit Martin "- Non, pas la moindre idée"

L'homme revient "- La rue du Docteur Fiolle est bloquée" il crie presque
"- La rue Falque aussi… La police, des CRS je crois, des barrières…"


Du côté des fourgons, trois civils parlent aux gradés. Ils sont en jean, chemisette et le plus âgé tient un bloc à la main. Il agite un stylo, pointe diverses directions, parle fort. "-C'est le chef" pense Martin.

A un moment il regarde vers les terrasses. Son regard se dirige vers Martin. Il s'arrête brusquement de parler, puis s'adresse aux deux civils, dit quelques phrases et ceux-ci opinent. Puis tous les trois se dirigent vers Martin.

La femme, qui était restée, s'éloigne prudemment.

"- Ils me veulent quoi, les trois civils là ??"


"- Bonjour monsieur… vous avez un moment ?"

"- Vous voulez quoi ?" Martin est énervé, quand il y a des contrôles, il est à peu près sûr d'y passer, trop grand, trop fort, trop brun.

"- On tourne un film, et un de nos figurants qui joue le garde du corps de Brad Pitt nous fait faux bond… Vous avez la tête de l'emploi, vraiment ! On tourne de 10h30 à 16h00, vous pouvez ? "

 

Aucun commentaire: