vendredi, janvier 18, 2019

Un Segment Circonflexe



Albert est dromadaire depuis toujours.
Ce n'est pas une vocation. Il aurait aimé être, il ne sait pas trop, rhinocéros peut-être, qui rime avec "féroce" ou "carosse". Alors que dromadaire rime avec "mémère" ou "frigidaire" guère plus.

Albert vit au bord du désert, où il promène des touristes rouges et gras. Et dans sa tête les idées vont et viennent de toute leur vitesse de lumière. Des idées de meurtre parfois. Quelquefois.
Souvent.
Toujours en fait. Bouffer un touriste, un rouge et bien gras, le piétiner, l'écraser, le traîner, le dévorer, l'anéantir, le sodomiser, le satelliser, le remanger et le chier dans une oasis ombrée où de  farouches guerriers, de retour de razzia, viennent violer leurs esclaves et partager le butin.

Mais ce sont des rêves seulement. Parce que Albert, en pacifique mammifère herbivore, est aussi épris de liberté, de justice, d'amour sauf pour les touristes rouges et gras, d'égalité, d'harmonie entre les êtres, de couleurs bleues, tous les bleus d'azur, de Prusse, d'outre-mer, d'indigo, d'horizon, de lapis lazuli, des bleus qui n'existent ni ici ni ailleurs, qu'il a inventés et nommés "bleu évasion", "bleu tendre et lointain", "bleu d'archives du bonheur" et son préféré, "bleu d'Albert".

Il aime la musique. Le jazz, s'il est nègre et violent, un spasme de saxo au rythme d'un sexe qui va, vient, et va et vient, tempo emporte moi, je m'envole, m'échappe au milieu des oiseaux et le monde devient petit. Pas d'autre jazz, seul celui-là. Un jazz guerrier, sabre contre bouclier "Klangggg" puis un "ah" de douleur ou de victoire, "pfaffff" d'un corps qui chute, et le "tchchchchch" de la batterie qui rythme un souffle de saxo sexy qui tempo le temps, la fermeture éclair glisse et une lance phallus fend les airs et se plante et ça fait "voummmm" comme une basse à l'agonie et un dernier cri avant que ce soit la fin et le silence. Le silence, après la guerre comme après l'amour, les dromadaires sont silencieux et tristes, en général.

La nuit, il rêve. Il est oiseau, renard, lion de l'Atlas, girafe géante. Ou panthère, ou une plante éphémère du désert, celles qui ne meurent jamais et se roulent en boule en attendant la prochaine pluie, dans un an, dans dix ans ou jamais. Il rêve de villes, de fusées, d'étoiles , de boîtes de nuit bruyantes, de paradis quel qu'en soit la forme et quel qu'en soit le prix. 

Il est persuadé qu'il est là bas, le paradis, de l'autre côté du désert qu'il n'a jamais traversé. et une nuit il est parti, a traversé une dune, une autre dune et une autre dune et encore une autre. Cent quarante mille pas avant de comprendre soudainement, que le désert EST le paradis.

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