mardi, avril 06, 2010

"Ils"




Elle est sur son banc. Elle y vit, elle y passe ses journées mais pas ses nuits. Elle a sans doute un chez elle puisqu'elle disparait chaque nuit tombée et réapparait le lendemain, propre et nette.
Elle réapparait toujours, quel que soit le temps, qu'il fasse froid ou qu'il fasse chaud, qu'il pleuve ou pas. Elle s'assoit toujours à la même place, "sa" place que personne jamais n'a osé lui prendre. Une place en bout du banc et elle étale à côté quelques affaires.

Depuis combien de temps y vient- elle? Depuis combien de temps, je ne sais le dire; des années; les enfants l'ont toujours vue là, ils croient qu'elle a toujours été là comme la statue, comme les arbres, comme les bancs. Elle fait partie du square, elle en est devenue l'âme. C'était à l'origine un square anonyme; il avait un nom, mais si commun qu'à lui seul, il aurait rendu n'importe quelle place anonyme. "Square du Général de Gaulle". Mais pour les enfants, puis pour les habitants du quartier il est devenu le square de la Dame et chacun entend bien le "D" majuscule, il n'y a aucun besoin d'emphase, il est majuscule c'est tout.

Elle a des gestes lents et ordonnés. Elle a quelques affaires enfermées dans un petit sac qu'elle pose délicatement sur le banc. Personne ne l'a jamais vue sortir quoique ce soit de ce sac, mais il est ventru, plein d'on ne sait quoi.
Elle s'assoit donc dès le matin et ne bouge plus ou très peu. Ses yeux et sa tête pourtant restent toujours mobiles, elle observe les petits animaux, chats ou pigeons qui hantent le lieu, les arbres et les branches, particulièrement l'hiver. Les passants ne retiennent que rarement son attention, les enfants jamais.
Elle ne mange pas, ne quitte pas son banc. Elle garde une bouteille d'eau à son côté, en boit une gorgée de temps en temps, toujours des petites gorgées économes, avec des gestes lents qui ressemblent à un cérémonial.

Elle guette le ciel avec intensité et son regard reste fixé, pendant des heures parfois, non sur les nuages mais sur l'immense inconnu, gris ou bleu, uniforme et vaste. Elle garde alors le visage légèrement relevé et aucune expression particulière ne vient indiquer ce qu'elle éprouve . Elle regarde .
Parfois des passants qui ne la connaissent pas lèvent à leur tour les yeux vers le ciel en imaginant qu'il s'y passe quelque chose de particulier, qu'il y a quelque chose " à voir". La plupart du temps il n'y a rien que quelques pigeons ou la trace d'un avion vite effacée. Ils repartent alors, déçus ou interrogatifs; mais pour certains, cet instant de ciel ouvert a pris un sens, rien de précis mais un instant qui a été différent quand même d'avoir juste regardé un ciel vide et calme.

Il arrive des moments où elle commence à s'agiter. Des gestes plus brusques et plus nombreux viennent déchirer son immobilité et sa lenteur. Elle se lève sans bouger les deux pieds de leur place, se rassoit , se relève encore pendant que des sons commencent à venir, pas encore des mots. Les bras prennent une autonomie subite, esquissent des gestes vers le haut, les mains repliées sur elles mêmes.
Puis tout s'accélère, s'amplifie, les sons deviennent mots, un mot, un seul toujours le même, "pourquoi". Le ton ne laisse pas entendre d'interrogation, la posture ne laisse pas croire qu'elle attend une réponse, mais le regard se raccroche au ciel, elle se rassoit et reprend son observation têtue.

Le soir venu, lorsque s'allument les premières lumières des maisons, elle se lève, ramasse ses affaires et s'en va et on entend alors le temps passé. C'est une musique douce.

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